mardi 2 juin 2015

Crazyland

Banksy
[Crazyland]

Il y a longtemps, presque un quart de siècle, je travaillais dans un laboratoire de recherche aux États-Unis qui s’occupait de conception de mesures et d’acquisition de données électroniques pour les expériences de physique sur les hautes énergies.

Dans le but de fournir une motivation pour ce qui suit, je vais dire quelques mots sur ce travail. Ce fut un travail intéressant, et il m’a donné la chance de côtoyer certaines des personnes les plus intelligentes de la planète – bien que beaucoup trop fixées sur les particules subatomiques – et de boire de la bière avec elles.

Le travail lui-même était intéressant : il fallait une bonne dose de créativité, parce que le niveau de développement de l’électronique était loin d’être assez avancé pour nos besoins, et nous avons passé notre temps à créer de nouvelles façons étranges de combiner les composants disponibles dans le commerce pour en transcender les capacités nominales. Mais la plupart de mon temps consistait à soigner et alimenter un système de conception assistée par ordinateur, ésotérique et capricieux, qui avait été donné à l’université; et, pour tout ce que j’en sais, il est probablement toujours là, à embêter des générations d’étudiants des cycles supérieurs. Avec les étudiants diplômés pour seuls visiteurs, l’atmosphère du laboratoire était plutôt monastique, pendant des journées passées à tourner les boutons, à en pousser d’autres et à griffonner dans des cahiers de laboratoire.

J’ai donc particulièrement apprécié une visite inattendue un jour. J’étais en train de faire quelque chose de très pénible: analyser le brochage d’un circuit intégré du fabricant Databooks, en saisissant manuellement dans le système CAO, tâche qui n’existe plus, grâce à Internet. Le visiteur était un jeune homme, sérieux, parlant bien mais nerveux. Il portait quelque chose d’enveloppé dans un sac poubelle noir, qui se révéla être une boombox. Ces chaînes stéréo portables qui intégraient une radio AM / FM et un lecteur de cassettes étaient à la mode à cette époque. Il se mit à me dire qu’il soupçonnait fortement que la CIA écoutait ses conversations au moyen d’un micro espion placé à l’intérieur de cet appareil, et il voulait que je regarde si elle diffusait sur une fréquence et la démonter pour inspecter tout matériel louche.

Il m’a également dit qu’il captait régulièrement des transmissions de ce que pourrait être l’apparition des soucoupes volantes, et qu’on pouvait entendre des parasites entre les stations AM, et il se demandait si ce serait possible de modifier son unité afin qu’elle puisse transmettre des messages en retour, parce que, vous voyez, il voulait faire du stop [avec les soucoupes volantes, NdT].

Je lui ai dit que tout cela était tout à fait possible ; mettre un émetteur radio dans sa boombox est quelque chose qui pouvait être fait, et alors que je ne connaissais rien aux revues scientifiques avec relecture par comité d’experts concernant l’apparition des soucoupes volantes, l’absence de preuve ne doit jamais être acceptée comme preuve de l’absence. En ce qui concerne la conversion d’un récepteur en émetteur – on pouvait commencer à y penser. Mais pour obtenir l’autorisation de m’y mettre, il fallait en parler à mon patron, qui était assis juste là, à faire aussi quelque chose de pénible, et pourrait probablement se permettre une distraction et une compagnie amusante.

Le jeune homme me remercia, s’avança et s’assit à côté de mon patron. Je retournai à mon travail, la saisie d’un brochage, tout en les regardant périodiquement, et après un moment, je remarquai que leur conversation se prolongeait. Mon patron, un peu exaspéré, essayait de lui expliquer que la construction d’un émetteur AM dans sa boombox pour communiquer avec les soucoupes volantes n’était pas quelque chose que notre laboratoire pouvait faire pour lui parce que nous travaillions avec les subventions de recherche du gouvernement et qu’il n’en n’avait pas pour ce projet. Finalement, le jeune homme est parti, plutôt frustré, et mon patron est venu vers moi, l’air inhabituellement furieux, et me dit: «Tu as une dette, mon pote.»

Tout cela est arrivé à l’époque où l’administration de Ronald Reagan a décidé d’améliorer les finances du pays par la fermeture des hôpitaux psychiatriques et de renvoyer les malades dans les rues pour les laisser divaguer à loisir. Notre jeune homme était peut-être le résultat d’un de ces accidents administratifs. À l’époque, ces fous (pardonnez le terme non politiquement correct, mais on les appelait comme ça à l’époque) étaient faciles à repérer. Ils étaient désorganisés, dé-focalisés, embrouillés par certains médicaments, et, dans l’ensemble, ils se comportaient bizarrement. Souvent, on pouvait les entendre se parler à eux-mêmes, ou faire des rodomontades sans interlocuteur en particulier, ou être vus en train de regarder fixement des objets qui n’étaient pas là.

Maintenant, bien sûr, un tel comportement est considéré comme tout à fait normal, et les rues sont pleines de gens qui semblent se parler à eux-mêmes (ils pourraient parler sur leur téléphone cellulaire, ou non, c’est difficile à dire). Un grand nombre d’entre eux semblent hagards ou détruits par certains médicaments, et c’est probablement parce qu’ils sont sous substances psychoactives – légales ou illégales – dans ce qui est l’un des pays les plus médicamenteux sur la terre, et aussi celui qui a le marché illégal de la drogue le plus grand et le mieux développé. Bien que la prévalence des rodomontades publiques ne semble pas avoir augmenté sensiblement, peut-être n’est-ce qu’en raison du changement de lieu d’expression : beaucoup de forums Internet et de sites de médias sociaux sont plein de diatribes folles sur un certain nombre de sujets.

On peut supposer qu’au-delà de fournir aux malades mentaux un environnement sûr et favorable, les hôpitaux psychiatriques ont précédemment servi à une autre chose importante : ils ont aidé les malades à définir ce qui était normal. Lorsque, grâce à cette initiative de réduction des coûts de Ronald Reagan, il est devenu normal pour les malades mentaux de marcher dans les rues et de se mêler au reste du peuple, cela a érodé l’ensemble du concept de normalité.

Si notre rencontre devait se produire aujourd’hui, le jeune homme n’aurait probablement pas été en mesure de pénétrer dans le laboratoire, qui est maintenant protégé derrière des portes qui ne s’ouvrent que pour ceux qui ont le badge et sous le regard des caméras de sécurité. Vous voyez, si vos rues sont submergées de fous, vous devez prendre la sécurité beaucoup plus au sérieux. Mais supposons qu’il ait d’une façon ou d’une autre réussi à violer le périmètre. Pour sûr, il nous aurait apporté autre chose qu’une vieille boombox. Très probablement, il aurait eu le gadget du jour : un smartphone, avec 50 % de probabilité que celui-ci fonctionne sous Android de Google et 40 % que ce soit l’iOS d’Apple.

Le jeune homme aurait exprimé sa méfiance que la CIA utilise son téléphone pour écouter ses conversations. Je lui aurais patiemment expliqué que l’organisation en question était la NSA (National Security Agency), pas la CIA et que, oui, la NSA enregistre les métadonnées de chacun de ses appels téléphoniques uniques (numéro de source, numéro de destination, heure et durée). Ils peuvent également enregistrer ses conversations en temps réel, et s’ils l’ont fait, il n’y aurait pas eu de clics révélateurs, de bourdonnement, d’échos ou de parasites sur la ligne, parce que tout aurait été fait numériquement.

Aussi, je voudrais utilement souligner que la NSA peut utiliser son téléphone pour enregistrer son emplacement et suivre ses mouvements. «Mais je garde le GPS éteint !», aurait protesté le jeune homme. Et je répondrais que s’il a une carte SIM dans son téléphone, puisque le téléphone émet des signaux d’itinérance, il est facile de déterminer sa position avec une précision étonnante, en utilisant la triangulation – en mesurant la force relative du signal sur plusieurs tours de téléphonie cellulaire environnantes. Pour masquer sa position, il aurait dû éteindre le téléphone. [Et retirer la batterie semble-t-il, Ndt]

En ce qui concerne la communication avec les soucoupes volantes qui nous rendent visite, je voudrais simplement lui dire qu’«il y a probablement une application pour ça».

Voyez-vous la curieuse inversion de rôle qui a eu lieu ces dernières années ? Alors qu’auparavant les fous étaient ceux qui se demandaient si la CIA espionnait leurs conversations en utilisant leurs boomboxes, c’est maintenant le reste du pays qui est fou : la NSA espionne en effet chacun d’entre nous, et ils jugent cela tout à fait normal, et on continue à aller dans les isoloirs, comme des animaux de laboratoire bien formés, pour tirer le levier [Allusion aux machines de vote électronique, Ndt] à plusieurs reprises pour les mêmes personnes qui ont institué ce régime de surveillance insensé, inutile et très coûteux. Alors qu’auparavant, ces personnes étaient enfermées dans des hôpitaux psychiatriques pour que le reste d’entre nous se promène librement, ce sont maintenant les quelques personnes restantes relativement saines qui sont enfermées à l’intérieur de périmètres de sécurité et derrière des portes verrouillées, avec une entrée accordée à quelques privilégiés et toujours sous l’œil qui voit tout et toujours vigilant de la caméra de sécurité, tandis que les fous, le reste de la population dans son ensemble est gardé à l’extérieur.

Les rodomontades incontrôlées, précédemment supprimées par confinement dans des établissements psychiatriques et des médicaments, sont maintenant encouragées – via les médias sociaux, avec un menu sans cesse croissant de sujets délirants juste à portée de clic :

• l’inside job [coup monté] du 9/11
• le réchauffement climatique et la conspiration du gouvernement
• les chemtrails
• le pic pétrolier
• les vaccins ROR [Rougeole, Oreillons, Rubéole] provoquant l’autisme
• la montée des océans
• Obama est un lézard de l’espace
• la Réserve fédérale sape le système financier du pays
• la peste des plastiques
• Poutine relance l’URSS
• l’extinction humaine à court terme en raison de la libération du méthane de l’Arctique

Choisies, mélangées, assorties – il n’est pas important de savoir lesquelles d’entre elles ont un fondement dans la réalité consensuelle, et celles qui ne l’ont pas, parce que, voyez-vous, vous êtes tous fous maintenant, et tout ce que vous dites (sur les réseaux sociaux, parce que l’accès sans médiation en face-à-face avec d’autres humains est maintenant une rareté) est automatiquement un coup de gueule.

Poussée à sa conclusion logique, cette progression se termine par la gadgetisation du cerveau humain lui-même, au moyen d’implants neuronaux. Ensuite, le choix des sujets délirants, tels que ceux énumérés ci-dessus, sera contrôlable grâce à une interface d’administration centralisée. Ainsi, par exemple, s’il est avéré que Obama est effectivement un lézard de l’espace (embarrassant n’est ce pas !), l’administrateur aura simplement à cliquer sur théorie du complot, puis sur la case à côté de Obama est un lézard de l’espace et finalement sur désinstaller. Soudain, Obama ne sera plus un lézard de l’espace, et alors les fous (la population) seront forcés de l’admettre immédiatement.

Le problème est que les fous ont tendance à être assez imprévisibles, mais là aussi nous devons nous attendre à des améliorations technologiques. Ils seraient transportés dans des voitures sans conducteur qui leur diraient où ils veulent aller plutôt que de leur permettre de prendre des décisions potentiellement incorrectes, et, morceau de choix, lorsque vous voyageriez à pied, il y aurait une façon de mettre votre corps tout entier en mode esclave : à la place de votre cerveau désobéissant potentiellement aux commandes de votre appareil GPS, commandé par une voix intérieure dans votre tête («Au prochain coin de rue, tournez à droite», etc. ), vos jambes pourraient être commandées directement par le GPS. Votre cerveau pourrait être engagé ailleurs : regarder du porno, en écoutant du hip-hop, ou simplement végéter dans un état de ravissement chimiquement induit. Cette fonctionnalité serait particulièrement utile le jour du scrutin : les électeurs marcheraient automatiquement vers les bureaux de vote sans être toujours sûrs de tirer sur le bon levier, améliorant la participation électorale pour rendre le pays plus démocratique que jamais.

Et si un jeune homme devait violer le périmètre de sécurité et se faufiler dans le laboratoire pour me dire que son chat lui envoie des messages codés en swahili [langue sud-africaine, Ndt], j’aurais juste à me connecter sans fil à son implant neuronal, charger sa page d’interface d’administration, dire quelque chose comme «Ouah, il y a un bug bizarre !», et quelques clics plus tard l’application défectueuse serait désinstallée, et il n’aurait plus de chat, ou même il ne se rappellerait plus en avoir jamais eu.

Et cela, mes amis fous, c’est la description de combien meilleur sera notre expérience de la vie grâce à la technologie quand elle sera pleinement déployée à ciel ouvert dans notre pays d’aliénés.

Traduit par Hervé, relu par jj pour le Saker Francophone.