mardi 12 mai 2015

Le talon d’Achille de l’Amérique

Heiko Müller
[America's Achilles' Heel]

[Amerikas Achillesferse]

[アメリカの泣きどころ]

[O calcanhar de Aquiles dos EUA]

[Tallone d'Achille degli Stati Uniti]

Samedi dernier, un énorme défilé de la victoire a eu lieu à Moscou commémorant le 70ème anniversaire de la capitulation de l’Allemagne nazie face à l’Armée rouge et l’érection du drapeau soviétique au sommet du Reichstag à Berlin. Il y avait quelques aspects inhabituels à ce défilé, que je tiens à souligner, car ils entrent en conflit avec le récit officiel de la propagande occidentale.D’abord, il n’y avait pas que les troupes russes qui défilaient : les troupes de dix autres nations y ont pris part, y compris la garde d’honneur chinoise et un contingent de grenadiers de l’Inde. Des dignitaires de ces nations étaient présents dans les tribunes, et le président chinois Xi Jinping et son épouse étaient assis à côté du président Vladimir Poutine, qui, dans son discours au début de la parade, a mis en garde contre les tentatives de créer un monde unipolaire, des mots forts qui visait carrément les États-Unis et leurs alliés occidentaux.

Ensuite, un regard sur le matériel militaire qui a roulé sur la Place rouge ou l’a survolée semble indiquer que, à part une auto-annihilation nucléaire mutuelle pure et simple, il n’y a pas grand chose que l’armée américaine puisse envoyer sur la Russie que celle-ci ne pourrait pas neutraliser.



Il semblerait que les tentatives américaines visant à isoler la Russie ont abouti à l’exact opposé : si dix nations, parmi elles la Chine, la plus grande économie du monde, totalisant quelque 3 milliards de personnes, sont prêtes à mettre de côté leurs différences et à se tenir au coude à coude avec les Russes pour contrer les tentatives américaines de domination mondiale, il est clair que le plan américain ne va pas marcher du tout. Les médias occidentaux ont pointé le fait que les dirigeants occidentaux ont refusé de participer à la célébration, soit dans un accès de dépit ou sur ordre de l’administration Obama, mais cela ne peut que mettre en évidence leur connivence artificielle et vaine, que ce soit dans la défaite d’Hitler ou lors de la commémoration de sa défaite, 70 années plus tard.

Néanmoins, dans son discours, Poutine a remercié en particulier les Français, les Britanniques et les Américains pour leur contribution à l’effort de guerre. Je suis désolé qu’il ait oublié les Belges, qui avaient été si utiles à Dunkerque.
Un petit détail à propos de la parade est néanmoins étonnant : le ministre de la Défense Sergueï Choïgou, un bouddhiste de Touva et l’un des dirigeants russes les plus respectés, qui a présidé le ministère des urgences avant de devenir ministre de la Défense, a fait quelque chose qu’aucun de ses prédécesseurs n’avait jamais fait : au début de la cérémonie, il a fait le signe de croix, à la manière orthodoxe russe. Ce simple geste a transformé la parade d’un déploiement de pompe militaire en un rituel sacré.

Puis il a suivi la lente marche avec deux drapeaux côte à côte : le drapeau russe, et le drapeau soviétique qui a volé au-dessus du Reichstag à Berlin, le Jour de la Victoire, il y a 70 ans. La marche a été accompagnée par une chanson populaire de la Seconde Guerre mondiale. Son titre ? La guerre sacrée. Le message est clair : l’armée russe, et le peuple russe, se sont mis dans les mains de Dieu, pour faire l’œuvre de Dieu, en se sacrifiant une fois de plus pour sauver le monde contre les ravages d’un empire du mal.

Si vous essayez d’écarter toute cette propagande de l’État russe, alors voici quelque chose que vous devriez savoir. Avez-vous entendu parler de la procession, organisée spontanément, dans laquelle, après le défilé officiel, un demi-million de personnes ont défilé dans Moscou avec des portraits de leurs proches qui sont morts pendant la Seconde Guerre mondiale ? L’événement a été appelé Le Régiment éternel.



Des processions similaires ont eu lieu dans de nombreuses villes à travers la Russie, et le nombre total de participants est estimé à environ quatre millions. La presse occidentale l’a soit ignorée soit dénigrée comme une tentative de Poutine pour attiser le sentiment anti-occidental. Maintenant, ce genre de couverture de presse, mes chers collègues en dissidence, est de la pure propagande ! Non, c’était, une effusion spontanée, d’une véritable opinion publique enthousiaste. Si vous pensez à cela sincèrement, vous comprendrez que rien de cette ampleur n’aurait pu être artificiellement créé, et la pensée que des millions de personnes auraient pu prostituer leurs morts à des fins de propagande est, franchement, à la fois cynique et insultant.

Au lieu d’un effondrement tranquille, les États-Unis ont décidé de choisir un combat avec la Russie. Ils semblent avoir déjà perdu le combat, mais une question demeure : combien de pays de plus les États-Unis parviendront-t-ils à détruire avant que la réalité de leur défaite inévitable et de leur désintégration finalement les rattrape ?



* * *

Comme l’a dit Poutine l’été dernier en parlant au forum de la jeunesse de Seliger : «J’ai le sentiment que peu importe ce que les Américains touchent, cela finira comme avec la Libye ou l’Irak.» En effet, les Américains surfent sur la vague, détruisant un pays après l’autre. L’Irak a été démembré, la Libye est une zone de non-droit, la Syrie est une catastrophe humanitaire, l’Égypte est une dictature militaire exécutant un programme d’emprisonnement massif. Le dernier fiasco est le Yémen, où le gouvernement pro-américain a récemment été renversé, et où les ressortissants américains qui se sont trouvés pris au piège ont dû attendre les Russes et les Chinois pour les extraire et les renvoyer chez eux. Mais c’est le fiasco de politique étrangère américaine précédent, en Ukraine, qui a incité les Russes, avec les Chinois, à signaler que les États-Unis sont allés trop loin, et que toute autre étape se traduira par une escalade automatique.

Le plan russe, avec la Chine, l’Inde et la plupart du reste du monde, est de se préparer à la guerre avec les États-Unis, mais de faire tout leur possible pour l’éviter. Le temps est de leur côté, car chaque jour qui passe ils deviennent plus forts, tandis que l’Amérique devient plus faible. Mais alors que ce processus suit son cours, l’Amérique pourrait toucher un peu plus de pays, et les transformer en une Libye ou un Irak. La Grèce est-elle la prochaine sur la liste ? Que pensez-vous de jeter dans la fournaise les États baltes (Estonie, Lettonie, Lituanie), qui sont maintenant membres de l’Otan (à savoir, des agneaux sacrificiels) ? L’Estonie est à un jet de pierre de la deuxième plus grande ville de Russie, Saint-Pétersbourg. C’est un pays avec une grande population russe, une capitale à majorité russe, et il y a un gouvernement farouchement anti-russe. Parmi ces quatre faits, un seul est incongru. Est-ce dans le but d’une auto-destruction ? Certaines républiques d’Asie centrale, dans le ventre chatouilleux de la Russie, pourraient être, elles aussi, mûres pour être visitées par la grâce US.

Il ne fait aucun doute que les Américains vont continuer à essayer de semer la zizanie dans le monde entier, touchant les pays les plus vulnérables ou exploitables, aussi longtemps qu’ils le pourront. Mais il y a une autre question qui mérite d’être posée : est ce que les Américains se toucheront eux-mêmes ? Parce que s’ils le font, alors le prochain candidat à la transformation en désert ravagé par les bombes pourrait être les États-Unis eux-mêmes. Prenons cette option.

Comme les événements à Ferguson, et plus récemment à Baltimore, l’ont indiqué, les tensions entre les Afro-américains et la police se sont multipliées à un point tel que des explosions sont probables. La guerre contre la drogue américaine a été essentiellement une guerre contre les jeunes hommes noirs (et latinos); environ un tiers des jeunes noirs sont derrière les barreaux. Ils courent également un risque élevé d’être abattus par la police. Pour être juste, la police a également un risque élevé de se faire tirer dessus par les jeunes hommes noirs, les obligeant à être nerveux et à réagir de façon excessive. Compte tenu de l’effondrement progressif de l’économie, près de 100 millions d’Américains en âge de travailler sont au chômage (en dehors de la population active, si vous souhaitez couper les cheveux en quatre) – et il semblerait que pour une part sans cesse croissante de la population, coopérer avec les autorités n’est plus une stratégie utile : vous êtes enfermé ou tué de toute façon, et en plus vous n’obtenez aucun des avantages temporaires que vous donne la violation de la loi.

Il y a une asymétrie intéressante dans la capacité de la presse américaine à bloquer les informations sur les troubles civils et l’insurrection : si cela se passe à l’étranger, elles peuvent être soigneusement calibrées ou supprimées purement et simplement. (Que vous dit la télévision américaine à propos de la récente reprise des bombardements des quartiers civils par l’armée ukrainienne ? Rien bien sûr !) Cela n’est possible que parce que les Américains sont notoirement narcissiques et largement indifférents au reste du monde, dont la plupart d’entre eux ne savent que peu de choses, et ce qu’ils pensent qu’ils savent est souvent erroné. Mais si l’agitation se passe aux États-Unis, alors les divers médias se retrouvent en concurrence les uns contre les autres dans le sensationnalisme, afin d’obtenir plus de téléspectateurs et plus de recettes publicitaires. Les médias grand public aux États-Unis sont étroitement contrôlés par une poignée de grands conglomérats, ce qui en fait un gros monopole de l’information, mais au niveau de la vente du marché publicitaire, les principes l’emportent encore.

Ainsi, il y a le potentiel pour une boucle de rétroaction positive : plus de troubles civils génère une couverture plus sensationnelle, qui à son tour amplifie les troubles civils, qui dramatisent davantage la couverture des informations. Et il y a une deuxième boucle de rétroaction positive : plus l’agitation civile est élevée, plus la réaction de la police devient exagérée en essayant de contrôler la situation, générant ainsi plus de rage et l’amplification de l’agitation civile. Ces deux boucles de rétroaction positives peuvent continuer à fonctionner hors de contrôle pendant un certain temps, mais le résultat final, dans tous ces incidents récents, est le même : l’intervention de troupes de la Garde nationale et l’imposition du couvre-feu et de la loi martiale.

L’introduction aussi rapide de l’armée peut sembler un peu bizarre, étant donné que la plupart des services de police, même des plus petites villes, ont été fortement militarisés au cours des dernières années, et même les gens de la sécurité, dans certains districts scolaires, ont maintenant des véhicules militaires et des mitrailleuses. Mais la progression est naturelle. D’une part, quand les gens qui recourent habituellement à la force brutale trouvent que cela ne fonctionne pas, ils pensent naturellement que c’est parce qu’ils n’en utilisent pas assez. D’autre part, si le système de justice pénale est déjà une parodie et un capharnaüm, alors pourquoi ne pas simplement trancher et imposer la loi martiale ?

Il y a énormément d’armes de toutes sortes aux États-Unis déjà, et d’autres viendront à chaque fois que les États-Unis seront obligé de fermer des bases militaires à l’étranger en raison du manque de fonds. Et ils vont probablement s’y habituer, pour la même raison et de la même façon que les briques rouges sont venues à être utilisées à Boston. Vous voyez, beaucoup de briques rouges ont continué à arriver à Boston à bord de navires britanniques, où elles ont été utilisées comme ballast pour le voyage de retour. Il a fallu en faire quelque chose. Mais la construction de bâtiments en briques est un processus exigeant et difficile, surtout si les travailleurs sont toujours en état d’ébriété. Et si la solution était d’utiliser les briques pour paver les trottoirs, quelque chose qu’on peut faire avec les mains et à genoux ? On peut imaginer la même chose avec le matériel militaire revenant aux États-Unis. Il sera utilisé, parce qu’il est là; et il sera utilisé de la plus stupide des façons possibles : tirer sur son propre peuple.

Mais de mauvaises choses arrivent aux militaires quand ils reçoivent l’ordre de tirer sur leur propre peuple. C’est une chose de tirer sur des têtes à turban [terme péjoratif pour désigner les personnes du Moyen-Orient, NdT] dans un pays lointain ; c’est une toute autre affaire de commander de descendre quelqu’un qui pourrait être votre propre frère en bas de la rue où vous avez grandi. Ces ordres entraînent des mutineries (comme tirer sur vos propres officiers), le refus d’obéir aux ordres, et des tentatives de passer à l’ennemi.

Et voilà où les choses deviennent intéressantes. Parce que, voyez-vous, si vous tirez sur une population civile sans défense, ou l’emprisonnez ou en abusez pendant assez longtemps, ce que vous obtenez en réponse est une insurrection armée. Les lieux où les insurrections sont les plus faciles à organiser sont les prisons. Par exemple, ISIS, ou le califat islamique, a été orchestré par des gens qui avaient d’abord travaillé pour Saddam Hussein, et on ensuite été emprisonnés par les Américains. Ils ont saisi cette occasion de travailler sur une structure organisationnelle efficace et, lors de leur libération, ils se sont retrouvés et mis au travail. Avoir un tiers des jeunes Noirs américains enfermés leur donne à tous l’occasion dont ils ont besoin pour organiser une insurrection efficace.

Pour être efficace, une insurrection a besoin de beaucoup d’armes. Ici encore, il existe une procédure pour l’acquisition de la technologie militaire qui est devenue presque banale. Quelles sont les armes utilisées par ISIS ? Celles des Américains bien sûr, que les Américains avaient prévu pour le régime de Bagdad, et qui ont été prises par ISIS comme trophées lorsque l’armée irakienne a refusé de combattre et s’est enfuie. Et quelles armes sont utilisées par les rebelles Houthis au Yémen ? Celles des Américains, bien sûr, qui avaient été prévues pour le régime pro-américain renversé. Et quelles sont quelques-unes des armes utilisées par le régime syrien de Bachar el-Assad ? Celles, bien sûr, des Américains, vendues par le gouvernement ukrainien, qui les tenait des Américains. Il y a un modèle ici : il semble que chaque fois que les Américains arment, entraînent et équipent une armée, cette armée a une très grande chance de tout simplement disparaître, pour tomber entre les mains de ceux qui veulent les utiliser contre les intérêts américains. Il n’est pas difficile d’imaginer que ce même scénario pourrait se répéter encore une fois aux États-Unis quand le pays sera sous occupation militaire.

Et voilà où les choses deviennent vraiment intéressantes : une insurrection bien armée, bien organisée, composée de gens radicalisés, indignés, qui n’ont absolument rien à perdre et se battent pour leur propre terre et leurs familles, qui affrontent une armée américaine démoralisée qui vient d’échouer lamentablement dans tous les pays qui ont été touchés.

Ils disent :«vous ne pouvez pas vaincre l’Hôtel de Ville». Mais que faire si vous avez un bataillon de chars qui peut contrôler quatre intersections tout autour de l’hôtel de ville, des tourelles pointées dans toutes les directions, tirant sur tout ce qui bouge ? Et si vous avez assez d’infanterie pour faire un tour en ville et sonner chez tous les principaux bureaucrates de la ville ? Est ce que ça ne vous donnerait pas de grande chances de victoire dans une lutte contre l’Hôtel de Ville ?

Les États-Unis pourraient réussir à toucher un peu plus de pays avant que ce scénario ne se déroule, mais il semble probable que (à l’exception de la possibilité d’une guerre) l’Amérique finisse par se toucher elle-même, et alors tous ces pays dont les troupes ont défilé sur la Place Rouge samedi dernier n’auront plus le risque de voir l’Amérique cogner partout autour d’eux.